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samedi 25 mai 2013

COUCHOT E, HILAIRE N, « L’art numérique, Comment la technologie vient au monde de l’art », Champs Flammarion, 2005

Maria Antonia MANETTA

Edmond Couchot & Norbert Hilaire, L’Art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art, Flammarion, coll. Champs, 2005.

Publié en ligne le 22 janvier 2007

Sommaire :

Texte intégral :

Si l’on considère la question de l’art à l’aune des nouvelles technologies on peut s’apercevoir de la difficulté de formaliser et de schématiser des courants esthétiques et des systèmes de production homologues. La difficulté dérive d’un écart qui, la plupart du temps, est attribué à la composante technique ou technologique entre la pensée et la production matérielle. Le problème de l’usage d’un œil technologique pour rendre compte des modifications esthétiques apportées par les œuvres d’art numériques, ou qui utilisent les nouveaux médias, est sans doute un problème de point de vue. Parler d’art numérique signifie donc entrer dans une logique complexe faite des mutations, des découvertes et des applications qui peuvent être exploitées pour arriver à découper, à partager et, en même temps, à étendre le regard sur l’art tout court, soit sur le processus artistique, soit sur l’œuvre d’art comme objet matériel.
Edmond Couchot et Norbert Hillaire essaient dans le livre « L’art numérique », publié pour la première fois en 2003 chez Flammarion, d’analyser la nature des bouleversements profonds que les technologies numériques apportent à la culture artistique. Toute la réflexion porte sur le fait que pour la première fois, grâce à Internet, aux Cd rom et aux DVD, l’art est potentiellement à la portée de tous, même pour une brève période, même pour un seul instant sur Internet ou au théâtre. En effet, l’art numérique modifie de nombreux points de repères, de nombreuses certitudes utilisées depuis le début du siècle en remettant en jeu la conception même d’avant-garde et d’expérience artistique. Il ne s’agit plus de penser avec une logique de substitution et de provocation des besoins sociaux, comme dans la production duchampienne, ou de réfléchir sur la modification culturelle apportée par l’exploitation d’un medium, comme le cas de la vidéo art de Bill Viola ou de Nam Jum Pike. Dans l’art numérique le moindre passage d’une image créée par un logiciel et modifiée par le spectateur à travers son action, est le résultat de quelque chose qui, à l’extérieur, reste une image, mais qui, à l’intérieur, n’a rien à voir avec tout ce qui, d’ordre sensible ou intelligible, reste en elle. Or une image générée par synthèse graphique dérive d’un échantillonnage qui est converti dans un code lisible par la machine, qui réinterprète les stimuli donnés pour produire une quelconque forme de ressemblance vers l’extérieur, vers le monde du sensible. Le fait que dans un ordinateur toutes les données sensibles sont gardées et enregistrées sous une forme discrète et calculable détermine que tout le monde naturel peut être contenu en forme potentielle dans l’ordinateur et peut être traduit, modelé et reconverti dans d’autres formes. Cela signifie que l’ordinateur, à première vue, peut être considéré comme une machine universelle pour traduire la sensibilité en intelligibilité et vice-versa. On parlera dans ce cas de l’ordinateur comme d’une interface culturelle dans le sens où n’importe quel stimulus est décomposable, recomposable, prêt à une infinité d’interprétations possibles, soit par rapport à la machine même, soit par rapport à l’usager. Parler donc d’interactivité, de simulation, de multimédias, de téléaction signifie toujours raisonner sur le noyau profond ouvert à toutes possibilités d’expression. 
En partant de la prise de conscience que tout se réduit
 à une série de commandes, basée sur des algorithmes, nous sommes amenés, conduits par les auteurs, à réfléchir sur la possibilité de représentation numérique des données et la possibilité d’utiliser les réseaux, pour interagir en temps réel, en transformant une image fixe dans une image mouvante et en réalisant des environnements interactifs où sont en jeu les représentations et les simulations sociales. Dans cet ordre de choses, les matériaux et les outils numériques« sont essentiellement d’ordre symbolique et langagière »1. De cela vient que l’immatérialité se réduit à la programmaticité :
Quoique le langage de la programmaticité soit symbolique et abstrait, il reste cependant différent du langage naturel. En effet, tous les programmes sont élaborés à partir de modèles logiques et mathématiques issus des sciences les plus diverses […] ces innombrables modèles ont ceci de particulier qu’ils ne visent pas à représenter le réel sous son aspect phénoménal, mais à le reconstruire, à le synthétiser, à partir des lois internes et des processus qui le structurent et l’animent – bref, à le simuler2.
Alors, et c’est la question posée dans le cours de l’œuvre, est-il possible de parler de continuité dans la production-distribution-fruition des œuvres d’art interactives par rapport à celles dépassées : l’art électronique, l’art vidéo, les avant-gardes historiques, la photo et le cinéma ? Selon les auteurs la seule perspective possible est celle d’une vision historique. C’est seulement en remontant le temps jusqu’aux polémiques, par exemple lors de l’apparition de la télé ou de la photo, qu’il est possible d’encadrer – mais seulement partiellement – l’ère de l’âge numérique, l’ère de l’ordinateur. Le propos des deux auteurs n’est pas de prendre une position sur une question in fieri mais de chercher à donner une perspective intégrée le plus possible avec un regard critique. Pour ce faire ils ont décidé d’appliquer ce regard en perspective à la condition actuelle de l’art numérique pour reconstruire les liens logiques entre société et art, en raisonnant sur les conditions même des origines historiques et des expressions futures. 
Au début de l’analyse il est possible de repérer quelques axes caractéristiques du numérique, la plupart des cas étant liés à la question technologique.
1) L’ordinateur est un instrument-moyen de simulation de toutes formes expressives (signe, peinture, photographie, vidéo, cinéma). Il peut s’approprier n’importe quelle forme d’expression sans laisser trace de sa présence. En effet, sans le savoir davantage, il serait impossible de distinguer une image analogique d’un visage, d’une image numérique de synthèse qui représente ou simule le même visage.
2) L’ordinateur rend possible le dialogue entre le monde abstrait du calcul et de l’utilisateur. Il peut « imiter ses modes de perception, ses comportements, voire certains aspects de son intelligence. Plus qu’une technologie, le numérique est une véritable conception du monde, insufflée par la science qui en constitue le soubassement »3. L’interactivité n’est pas seulement une possibilité mais le système fondamental pour le traitement et l’élaboration de l’information qui trouve son point de départ et d’arrivée dans l’usager.
Toutes les implications ou bouleversements dérivent donc de ces deux postulats : la programmation, comme organisation interne, et l’interactivité comme condition de circulation et de modification des données. Pour compléter le cadre théorique il faut intégrer dans cette perspective, la cybernétique et la théorie des réseaux intelligents ou des logiciels qui montrent des formes d’apprentissage et de créativité propre. Grâce à ce passage ultérieur on entrera dans un domaine où toutes les disciplines se mélangent, où la biologie, la neurologie, l’informatique, la psychologie, la sociologie, l’art et la science contribueront à déterminer un seul champ de recherche. 
De la même manière que l’ordinateur produit des formes syncrétiques et hypermédias, la seule modalité pour penser l’ordinateur est donc une forme pluridiscipli­naire et hybride. Couchot et Hillaire organisent cette pensée de manière très performante, l’un intégrant le point de vue d’un théoricien et d’artiste, l’autre proposant le point de vue plus attentif aux dynamiques sociales qui influencent les artistes d’un côté, et le public de l’autre, en n’oubliant pas toutes les instances de diffusion, de promotion, et de circulation de l’appareil artistique
 (écoles, musées, revues, expositions etc.).
Globalement la question de l’art numérique est traitée selon une perspective révolutionnaire par rapport aux anthologies et aux recueils, intégrant les influences commerciales, politiques et stratégiques qui influencent la nouvelle esthétique des hypermédias numériques. Pour cette raison il est possible de parler d’une théorie qui assure une continuité avec le passé, l’évolution et le bouleversement qui, avant le numérique, ont intéressé la scène sociale du XXI
e siècle. L’art numérique essaie de reconstruire, hors de toute fixation et glaciation des courants, un panorama où la technologie et le faire technique se mélangent avec la techno-science, où l’art provient d’une source de spécialisation du langage de l’ordinateur, où les moindres modifications sur le plan de l’expression vont balayer l’esthétique de l’art et des vieux médias :
 … rompant avec toutes les techniques antérieures de figuration […] rompant avec tous les modes de socialisation des œuvres (reproduction, conservation, diffusion, monstration), réintroduisant par sa très forte technicité la présence active de la techno science au sein de l’art, le numérique, en tant que technique de simulation, porte cependant en lui les moyens de s’inscrire dans le prolongement des techniques traditionnelles utilisées par les artistes, voire dans le prolongement de cette dé-spécification technique propre à l’art du XXe siècle. Le numérique est facteur à la fois de rupture et de continuité. C’est à ce paradoxe que s’affronte tout ceux qui utilisent un ordinateur pour faire œuvre. De la manière dont ils conjuguent le calculable et le sensible, le nouveau et le traditionnel, se définit leur esthétique4.
L’œuvre en soi est dense et riche des liens entre ses parties. Nous avons déjà traité les principales lignes de conduite mais il faut souligner les concepts importants et les distinctions théorisées. La première distinction regarde la polarité auteur-spectateur, interprétée selon la nouvelle possibilité de la part de l’usager de manipuler et de transformer les données. Le livre suggère de définir deux catégories de sujet : l’auteur aval,le spectateur qui concrètement réalise l’œuvre et l’auteur amont, le metteur en scène du discours entre l’œuvre matérielle, l’expérience faite et la pensée esthétique dérivée. Il s’agit d’une distinction fondamentale qui remet en circulation les valeurs et la fonction matérielle de l’œuvre. En sachant qu’il s’agit d’une série de calculs qui peuvent être contenus dans un CD ou un support quelconque, l’œuvre se transforme : à la fois elle peut être figée sur un support, et elle peut être aléatoire, prête à toute modification. L’auteur disparaîtpour laisser la place à un sujet collectif de modification et de transformation. « On peut donc dire que l’œuvre est in fine créée par deux auteurs. Un ‘ auteur-amont’, à l’origine du projet, qui en prend l’initiative et qui définit programmatiquement les conditions de la participation du spectateur (et de sa liberté, qui n’est jamais totale) et un ‘auteur-aval’  qui s’introduit dans le déploiement de l’œuvre et en actualise les potentialités »5. De la même manière il est possible de subdiviser la catégorie « subjectif » en deux sous-catégories et il est possible de le faire aussi pour la définition de l’œuvre. Il y aura donc une œuvre amontqui dérive des potentialités programmées par le metteur en scène et l’œuvre aval, où l’usage concret que le spectateur « fait surgir du présent singulier et non réitérable de son action »6. 
La deuxième distinction regarde de plus près les récents développements de la recherche technologique. Il s’agit de faire une distinction entre une
 interactivité externe et une interactivité interne ou une première et seconde interactivité. Depuis le début, la recherche technologique a amené la relation homme-ordinateur vers l’exploitation des possibilités offertes par l’interactivité, ainsi elle a amélioré le dialogue en temps réel entre l’homme et l’ordinateur. Aujourd’hui les expériences numériques dans le domaine des réseaux neuronaux et dans la cybernétique ont amené à étendre la relation entre l’AI (intelligence artificielle) et la simulation des comportements et des perceptions originelles. Avec la combinaison de la cybernétique et des systèmes de captation et d’élaboration de stimuli, l’ordinateur est capable de produire des objets et des environnements qui réagissent avec des comportements autonomes. L’usage dans l’art numérique des systèmes ou – comme définissent les deux auteurs – des êtres artificiels fait percevoir une différence entre une interactivité exogène qui regarde la relation primaire entre un sujet humain et une machine, et une interactivité supérieure, qui peut développer des comportements émergents et des stratégies cognitives. En tout cas il s’agit de considérer une « interactivité d’un haut niveau de complexité entre des éléments constitutifs de la vie ou de l’intelligence artificielle qui, grâce à leur configuration, interagissent pour produire des phénomènes émergents »7. Cela signifie établir un nouvel horizon d’attente pour l’interactivité qui passe d’un niveau de protocole dialogique aux notions d’auto-organisation des structures émergentes, des réseaux d’adaptation et d’évolution. Les dispositifs interactifs, imaginés par les artistes qui utilisent ce niveau d’attente sont encore assez rares à cause du haut niveau de financement et de spécificités indispensables. On trouve au moins deux importantes initiatives comme Danse avec moi de Michel Brest et Marie Hélène Ramus, Ephémère de Chu-yin Chen et la pièce théâtrale mise en scène par Jean-Lambert Wild, d’après une pièce écrite par Pier Paolo Pasolini. Dans tous les cas il s’agit de spectacles où le spectateur est invité à participer en jouant avec les images, les choses, les êtres créés par l’ordinateur. 
En synthétisant les notions centrales proposées par les deux auteurs, on peut s’apercevoir des fondements esthétiques qui constituent globalement la constitution même de l’art numérique.
 Chaque fois qu’on parle de modularité, d’interactivité, d’apprentissage ou de toutes autres formes d’art numérique (Cyber art, Art interactif, Net-art etc.) nous sommes sans doute sous l’ordre de l’hybridation, de l’hypertechnique et de la technologie diffuses :
L’ordinateur est une machine, mais une machine hybride et la première qui fonctionne au langage. […] La spécificité du numérique est de simuler toutes les techniques existantes, toutes les techniques possibles, ou du moins d’y aspirer. Telle est la vocation illimitée de la simulation. C’est cette capacité qui donne au numérique son pouvoir de pénétration, de contamination sans précèdent, qui l’autorise à assujettir toutes techniques à l’ordre informationnel et de ce fait à les hybrider entre elles. […] Sa puissance d’hybridation le rend paradoxalement transversal et spécifique. Transversal à l’ensemble des arts déjà constitués dont il continue de dissoudre les spécificités, les hybridant intimement entre eux, les redynamisant en les déplaçant. Mais aussi spécifique, totalement original dans la manière dont il redéfinit les rapports de l’œuvre, de l’auteur et du spectateur, dans la manière dont il mobilise en les conjuguant les modes de production des formes sensibles et les modes de socialisation de ces formes, dans la manière enfin dont il s’enracine dans la science et la technologie8.

Pour terminer il est intéressant de réfléchir sur la relation entre l’art, la science et la société à travers les mots des deux auteurs. On peut s’apercevoir que « tout le rapport de l’art au réel et à la connaissance se trouve bouleversé » : d’un côté le numérique, en continuant la tendance de l’art moderne à se libérer de toute spécificité, abolit la distance entre une conception artistique du monde et le monde naturel ; de l’autre côté le numérique réintroduit la compétence spécifique, prouvant que c’est plus important pour un artiste d’avoir conscience de l’architecture informatique que des palettes de couleurs. Dès lors « la science prend une importance de plus en plus grande dans sa relation à l’art » la science fournit le matériau, les possibilités à exploiter, elle oriente les tendances esthétiques, mais c’est aux artistes de créer des expériences pour les spectateurs, et aux spectateurs de vivre ces expériences-mêmes tout en créant d’autres expériences nouvelles.
Voilà en quelques mots la structure d’une œuvre complexe, exhaustive sur certains points et qui en même temps arrive à couvrir certains débats comme la question commerciale, les implications sur la définition de musée, en entremêlant l’art, la culture et le temps. Une œuvre qui est ambitieuse pour ce qui regarde la politique des états nationaux par rapport à la recherche, la seule qui essaie de faire des liens entre forces sociales et expressions artistiques, en raisonnant dans une perspective de mondialisation du circuit de production et de circulation.
Dans les pages précédentes on a essayé de reconstruire une pensée le plus possible structurée tout en schématisant une histoire possible, une évolution continue comme celle
 de l’art numérique. Au cours de l’analyse, on a retrouvé les différentes compétences apportées par les deux auteurs : Edmond Couchot a apporté une vision qui réunit l’expérience artistique de l’auteur et la connaissance des problèmes institutionnels de l’art, et Norbert Hillaire intègre la définition de l’art comme instrument du langage dans la société. Maintenant, pour terminer, il nous semble intéressant de souligner que, dans tous les cas où on parle d’interactivité, d’hypermédias, des multimédias, de téléprésence, de numérisation, de pixellisation, de réalité virtuelle ou d’intelligence artificielle, il s’agit de penser à des liens entre l’art et la société qui s’établissent selon un principe rhizomique9.  Ce principe implique une définition du rapport entre l’art et la société comme un réseau d’influences réciproques. Le défi pour la pensée critique est de « montrer où se tiennent les lignes de continuité et les points de rupture entre les nouvelles formes d’art et de socialisation de l’art propres au numérique et les formes traditionnelles ou contemporaines, entre ce qui perdure et ce qui se renouvelle »10. Celle-là est la position théorique proposée par les auteurs, une position partagée par la majorité de la critique contemporaine même s’il n’existe pas encore une stabilisation ou une fixation des formes et des signifiés qui peuvent être contenus dans la définition d’un art numérique.

BOLLON Patrice : «Qu’est-ce qu’un chef d’oeuvre ?», Février 2013, Mensuel Magazine Littéraire, numéro 528, page 8

Qu'est-ce qu'un chef-d'oeuvre ?

Perspectives - 01/02/2013 par Patrice Bollon dans Mensuel n°528 à la page 8 (2477 mots) | Gratuit
Longtemps clé de voûte du discours esthétique, le terme de «chef-d'oeuvre» paraît désormais désuet. L'écrivain Charles Dantzig vient pourtant d'y consacrer un livre. Cette notion aurait-elle toujours un usage? Et qu'en disent les sciences humaines? Les réponses sont diverses.
Sur le Net, on ne compte pas les sites, en toutes les langues, où sont répertoriées les dix, vingt, vingt-cinq, cinquante ou cent «plus grandes oeuvres» de la littérature, de la peinture, de la musique, du cinéma, de la pensée, etc., du siècle, voire depuis le commencement du monde ! Bien que, postmodernisme oblige, ces énumérations soient présentées le plus souvent comme de simples playlists subjectives, du genre « Voici ce que nous aimons, et vous ? », et que l'expression ne soit plus guère à la mode, il n'est pas difficile de reconnaître dans ces listes des classements de ce qu'on appelle communément des «chefs-d'oeuvre», soit des oeuvres censées avoir plusieurs qualités. D'abord, comme le dit Le Petit Robert, être « accomplies en leur genre », c'est-à-dire parfaites ; ensuite, être universelles, s'imposer à tous, quelles que soient l'époque et la culture auxquelles on appartient ; enfin, cela va de soi après ce que nous venons de dire, être éternelles, insensibles au temps qui passe. Pour résumer tous ces attributs en une seule formule : elles doivent être dotées d'une valeur supérieure « objective ». On pourrait s'arrêter là et broder, ainsi que s'y est longtemps employée et que s'y emploie encore une certaine vulgate kantienne (1), sur la valeur d'un « Beau » subjectif dans son établissement mais universel en quelque sorte de droit parce que «désintéressé». Il y a décidément là beaucoup d'affirmations qui méritent réflexion. Et, d'abord, quant à l'adjectif «parfait». Que veut-il dire exactement, par rapport à quels critères, quel(s) système(s) de valeurs?
Le règne de l'opinion
L'histoire du terme (lire encadré ci-dessus) montre bien que gît là un des problèmes majeurs soulevé par son évolution Quand il désignait ces « ouvrages que faisait un aspirant ou une aspirante pour se faire recevoir maître ou maîtresse dans le métier qu'ils avaient appris » (Littré), il renvoyait en effet à des normes esthétiques, autant que techniques, précises, interprétées, de surcroît, par des jurys uniques et localisables. Ce n'est plus du tout le cas quand le mot déborde le champ de l'artisanat pour s'appliquer aux arts. D'abord, parce qu'à ces derniers on a attribué des destinations diverses, l'imitation de la nature, la création d'une émotion, la forme autonome, l'élévation morale, etc. Depuis la généralisation de la photographie, le premier de ces buts ne vaut plus guère - encore qu'il n'ait pas vraiment disparu, plutôt changé de sens ou d'application -, mais les autres ? Certains ont beau citer à tort et à travers la phrase de Gide selon laquelle « c'est avec les beaux sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature », une grande oeuvre n'est-elle pas celle qui apporte un espoir ou une liberté nouvelle au monde, qui a donc une portée éthique au sens large du terme ? Bref, la question demeure...
À quoi est venue se superposer une évolution d'ensemble de nos sociétés vers l'individualisation - le mot d'« auteur » n'a pris son sens contemporain qu'à partir du XIXe siècle - et la libéralisation/démocratisation, qui a fait apparaître ce phénomène jusqu'alors inédit qu'est l'« opinion ». Il en est résulté un brouillage sans doute définitif de l'évaluation ou de la validation des oeuvres, puisque c'est bien cette question que soulève en définitive celle des « chefs-d'oeuvre » : celle-ci ne procède plus, comme avant, de la décision d'un prince maître d'oeuvre ou mécène des arts, mais devient le produit complexe de l'interaction d'une multitude d'acteurs aux influences changeantes - la qualité intrinsèque de l'oeuvre n'entrant plus alors que comme un élément parmi d'autres de sa valeur. C'est d'ailleurs bien ce qu'insinuait Kant avec sa notion de « sens commun » (sensus communis) : non seulement le jugement esthétique, étant non conceptuel, ne saurait logiquement procéder de la qualité de l'objet, mais une des « conditions de nécessité » de la reconnaissance du beau reposait, selon lui, sur l'idée d'« une faculté de juger qui dans sa réflexion tient compte, lorsqu'elle pense (a priori), du mode de représentation de tous les autres êtres humains afin d'étayer son jugement (2) ». Elle émane, autrement dit, d'après Kant, d'une raison « élargie », collective.
Shakespeare méprisé
L'idée de perfection s'est vue aussi relativiser d'une autre façon. On connaît en effet nombre de chefs-d'oeuvre qui ne le sont devenus non pas tant en dépit de, que grâce à leur imperfection venue de leur inachèvement réel ou de sens. Et il n'y a pas à chercher loin pour en donner un exemple : LaJoconde nous fascinerait-elle autant si son sourire n'était pas si « énigmatique », tendre et cruel à la fois, comme le sont aussi l'identité de son modèle et le caractère achevé ou non de la peinture du Vinci (3) ? Et ce constat vaut pour d'autres chefs-d'oeuvre de Léonard, comme la Sainte Anne du Louvre, ainsi, entre autres, qu'en littérature pour L'Homme sans qualités de Musil ou, en architecture, pour la Sagrada Familia de Gaudí (4).
Bien sûr, on peut opposer à toutes ces indéterminations que la valeur intrinsèque, objective, de l'oeuvre finira toujours, tant bien que mal, par triompher des caprices d'un goût extérieur. C'est ce que, voulant sauver à tout prix une conception « substantialiste » de l'oeuvre, assurent certains. Mais ce n'est pas ce que montre l'histoire de l'art, soumise à des phénomènes récurrents de « redécouverte » de certaines oeuvres et, parallèlement, de dépréciation, sinon de disparition d'autres (cf. l'histoire de la Vue de Delft de Vermeer, p. 10-11).Et, même s'il est sans doute plus aigu en peinture, ce phénomène n'est pas absent des autres arts, ruinant la prétendue « intemporalité » des chefs-d'oeuvre.
Le gothique passa ainsi en architecture jusqu'au XIXe siècle pour un style barbare (5). Il ne fut réhabilité - comme le théâtre de Shakespeare, qui avait disparu des scènes au XVIIIe, parce qu'il était jugé irrégulier, gueulard, de mauvais goût - qu'avec la grande vague romantique d'après 1830. Et il dut attendre la toute fin du XIXe siècle et le début du mouvement moderne pour qu'on reconnaisse enfin ses qualités techniques, pourtant patentes : quand les architectes de gratte-ciel eurent l'idée « nouvelle » de ne plus faire porter la charge des immeubles par les murs, mais par des structures internes. Du côté de la littérature, laquelle, fondée sur la maîtrise d'un langage et des thèmes apparents, semble plus stable, qui lit encore Le Grand Cyrus, de Mlle de Scudéry, roman de 13 095 pages paru entre 1649 et 1653 que tous les auteurs du XVIIe siècle célébraient comme un chef-d'oeuvre indépassable ? Et l'on voit bien que la hiérarchie des grands auteurs ne cesse de se modifier : pour ne prendre qu'un exemple, Diderot n'a été lu comme un écrivain qu'à partir du début du siècle dernier ; avant, ce n'était que le maître d'oeuvre de l'Encyclopédie. Enfin, pour la philosophie, laquelle, parce que se voulant aussi une science, nous paraît plus objective, qui connaît encore Victor Cousin (1792-1867) ? Le « plus grand penseur français », selon les normes du XIXe siècle éclectique, n'existe plus que par le nom d'une rue, qui est une des plus courtes de Paris.
L'idée d'universalité, quant à elle, ne sort pas en meilleure posture d'une confrontation avec les faits (lire ci-dessous). Elle introduit cependant à une question fondamentale, sous-jacente aussi aux phénomènes d'instabilité historique de la valeur des oeuvres. Cette idée ne tient en effet que par l'hypothèse, exprimée notamment par Hegel dans sonEsthétique, selon laquelle l'art, étant la manifestation d'un « Esprit » renvoyant à notre condition humaine, et celle-ci étant, à quelques nuances près, partout la même, il y a universalité des grandes oeuvres, de quelque culture qu'elles émanent. Or cette théorie non seulement a mené pratiquement à bien des jugements absurdes, mais elle n'est en elle-même pas consistante.
Pour qu'elle le soit, il faudrait que l'on puisse détacher les oeuvres de leur média - qu'en littérature, par exemple, le langage intervienne comme un moyen d'expression neutre, et non comme l'objet même de la création - et des conceptions dans lesquelles elles ont été élaborées et où elles trouvent leur pleine intelligibilité. Sur ces deux points, les objections affluent. On connaît, en littérature, la difficulté, voire l'impossibilité de traduire certains mots ou sentiments étrangers, qui ne peuvent être rendus que par des transpositions, des projections. Et, pas plus qu'il n'y a en biologie de génération spontanée, il n'y a en art, comme le dit l'anthropologue américain Marshall Sahlins, d'« immaculée perception (6) ». Tout regard, toute écoute, toute lecture est plongée par force dans une tradition ; elle les structure, et ils la reproduisent. Si les primitifs italiens d'avant la Renaissance comme Cimabue et même le pourtant très Renaissant Botticelli furent jusqu'au milieu du XIXe siècle sous-estimés, sinon ignorés, cela était dû en grande partie à leur dite ignorance de la perspective. Ces peintres étaient des « primitifs », des arriérés, parce que des « non-réalistes (7) » - des jugements qui devaient tomber avec le rendu de la perception immédiate préconisée par les impressionnistes, puis le retour de la peinture à la matérialité du tableau opéré par l'art abstrait.
Comme l'a montré Panofsky - et l'avait compris Léonard de Vinci -, notre perspective « centrale » n'a rien de naturel. Elle ne décrit pas notre vision spontanée des choses. Elle émane d'une représentation, d'une construction délibérée, reposant sur un certain nombre de partis pris, en particulier l'idée d'un oeil unique et immobile, situé hors du tableau, à la manière d'un observateur regardant une scène au travers d'une fenêtre et à une hauteur déterminée : elle est un schème de perception, une « forme symbolique (8) », liée aux valeurs du temps où elle est apparue - notamment à la constitution, formalisée plus tard par Descartes, d'un « sujet », qui exigeait une séparation nette d'avec « l'objet » et une vue surplombante : « perspectiviste ».
Schémas de pensée
Poser là-dessus une hiérarchie, c'est émettre un jugement de valeur très hasardeux, car, les valeurs, les sociétés en changent à intervalles réguliers C'est même cela qu'en art, comme en science, on appelle des « révolutions », du regard et des conceptions du monde (9). L'univers qui en naît ne ressemble plus du tout à celui qui jadis prévalait. Ce qui avait valeur dans les anciens schèmes de perception et de pensée paraît alors non seulement vieilli mais devient même parfois proprement incompréhensible. Ce qui explique que le gothique ait disparu au XVIe siècle explique donc aussi ce qui l'a fait revenir au XIXe et pourrait de nouveau le faire disparaître. Et ce processus ne concerne pas que la production des oeuvres mais aussi leur lecture. Pour reprendre l'exemple de La Joconde, est-on sûr que, quand régnait une doctrine classique des arts, fondée sur la clarté et le refus de toute émotion, perçue comme perturbante, ce portrait d'une « beauté dans laquelle l'âme a passé avec toutes ses maladies » (Walter Pater) aurait acquis ce statut d'« idéal absolu » que nous lui conférons ?
Un mythe nécessaire ?
Faudrait-il conclure que la validation des oeuvres, et la détermination des chefs-d'oeuvre, n'est que l'effet d'une décision historique et sociale conventionnelle, comme pourraient y inciter certaines pages de Pierre Bourdieu, parlant, à propos des musées, d'une « inculcation de l'arbitraire » venant masquer un « arbitraire de l'inculcation (10) » ? Évidemment non. Si la valeur d'une oeuvre naît des projections historiquement déterminées que l'on fait sur elle, il en est qui autorisent ces projections, d'autres pas. Sauf qu'on ne saurait tirer de cette remarque une définition enfin « objective » du chef-d'oeuvre : le présenter comme une oeuvre à l'interprétation infinie - ce qui est notre vision actuelle la plus raffinée et nous semble la plus neutre car « scientifique » -, n'est-ce pas reconduire la vision romantique de l'art, qui n'est pas la classique ?
C'est en ce point que l'interrogation s'infléchit : elle n'est plus tant de savoir ce qu'est un chef-d'oeuvre que de comprendre à quoi il peut servir. On sait que cette idée a fait l'objet d'une critique radicale de la part des avant-gardes du début du XXe siècle, qui adresse d'ailleurs aujourd'hui des questions délicates à l'institution muséale (cf. ce qu'en dit Laurent Le Bon ci-dessous). Née avec le musée, l'idée actuelle de chef-d'oeuvre secrète inévitablement de l'académisme. La pression qu'elle exerce sur les créateurs peut se révéler déplorable pour les oeuvres elles-mêmes. C'est le thème de la célèbre nouvelle de Balzac, Le Chef-d'oeuvre inconnu (11). Publiée en 1831 dans le journal L'Artiste puis reprise en 1846 dans « La Comédie humaine », elle narre l'histoire du vieux maître Frenhofer, s'escrimant depuis dix ans sur le portrait d'une femme, la Belle Noiseuse, qu'il ne consent à montrer à personne, avant qu'elle ne sorte de ses pinceaux en l'idole parfaite dont il rêve. Quand, finalement, le peintre Porbus et le jeune Nicolas Poussin réussissent à l'entrevoir, ils ne découvrent qu'un amas informe de couleurs, d'où émerge seul « le bout d'un pied nu vivant », apparaissant là, écrit Balzac, « comme un torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres d'une ville incendiée »... La volonté de perfection a dévoré l'oeuvre à faire ! En même temps, comme le note Charles Dantzig (lire l'entretien p. 12-13), certaines pièces futuristes, de Dada ou de Duchamp, se voient au bout d'un temps muséifiées, transformées elles aussi en ces chefs-d'oeuvre qu'elles contestaient. Comme si s'exprimait là une sorte de dimension obligée de notre art.
Voilà pourquoi il convient de se demander si, en dépit de toutes les objections qu'on peut lui adresser, l'idée de chef-d'oeuvre ne conserve pas malgré tout une valeur « fonctionnelle », d'appel à une transcendance, hors d'atteinte, dont l'intérêt réside, ainsi que le dit Jean Starobinski (12), en ce qu'elle pousse à produire « en chemin ». Si ce n'est qu'il faudrait rester conscient qu'on ne se trouve là en présence que d'une modalité de l'art parmi d'autres, qui pourrait connaître à l'avenir un descellement plus définitif. Depuis le romantisme - et, avec sa notion de « sublimation (13) », Freud n'a fait, au fond, que conforter l'idée -, l'art est lié chez nous au surpassement d'un « manque ». En est résultée une vision individualiste en termes de « génie personnel », héroïque, tragique, voire sacrificielle, de l'oeuvre d'art, dont l'idée de chef-d'oeuvre n'est que l'ultime incarnation. Et est-on sûr que ce soit là la seule conception possible, indépassable, de l'art ? La considérer comme telle reviendrait à l'enfermer dans une formule close et à en faire une activité uniquement tournée vers le passé, le patrimoine et la répétition: à pratiquer un art mort, et non vivant, vital. À enfanter d'un néant, quand il s'agit d'allumer de nouvelles étoiles.
Par Patrice Bollon

(1) Mais Kant n'est pas le kantisme : voir le livre, toujours à méditer, de Gérard Lebrun, Kant sans kantisme, éd. Fayard, 2009.
(2) Dans Critique de la faculté de juger,Emmanuel Kant, Ferdinand Alquié (dir.), éd. Folio Essais, 1985.
(3) Dans ses célèbres Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes de 1550 et 1558, Giorgio Vasari présente La Joconde comme «non terminée». Certains parlent seulement de «parties inachevées», notamment autour des mains de Mona Lisa. En revanche, il est sûr que la Sainte Anne, elle, est inachevée.
(4) Si certains ont soutenu qu'il était légitime de terminer aujourd'hui le bâtiment de Gaudí, comme cela avait été le cas de plusieurs autres grandes cathédrales dans l'histoire, bâties en plusieurs fois et sur un siècle ou plus, de nombreuses voix en Espagne, et non des moindres, puisqu'on trouvait parmi elles celles des directeurs du musée Reina Sofía et de la Fondation Miró, s'y sont opposées en 2008, pour la raison qu'on ne disposait pas de plans complets de Gaudí. Mais on voit bien que, pour eux, la Sagrada Familia est aussi un chef-d'oeuvre du fait même de son inachèvement.
(5) De là vient le terme « gothique », forgé par Giorgio Vasari au XVIe siècle. Dans l'introduction de ses Vies, Vasari parle, entre autres injures, d'une « manière monstrueuse et barbare », « confuse et désordonnée », et d'une « abomination » d'architecture, qu'il réfère, via les Allemands, aux Goths, qui avaient pillé Rome en 410.
(6) Des îles dans l'histoire, Marshall Sahlins, traduit de l'anglais (États-Unis) par Jacques Revelet al., éd. du Seuil, 1989.
(7) On lira, pour s'en convaincre, les pages consacrées aux primitifs italiens dans De Giotto à Cézanne (éd. Thames and Hudson, 1985), la traduction française d'un des classiques anglo-saxons de l'histoire de l'art. Michael Levey, son auteur, qui fut le directeur de la National Gallery de Londres, y multiplie les expressions telles qu'« archaïque », « manque d'univers spatial », « défaut de réalisme », etc.
(8) La Perspective comme forme symbolique,Erwin Panofsky, traduit de l'anglais par Guy Ballangé et al., éd. de Minuit, 1975.
(9) Voir le livre de Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, traduit de l'anglais (États-Unis) par Laure Meyer, éd. Champs-Flammarion, 1983, qui a introduit l'idée, à restaurer dans sa force première, de « paradigmes ».
(10) Dans L'Amour de l'art : les musées européens et leur public, Pierre Bourdieu et Alain Darbel (avec Dominique Schnapper), éd. de Minuit, 1966.
(11) Le Chef-d'oeuvre inconnu, Honoré de Balzac, éd. GF/Flammarion, 2008.
(12) « La perfection, le chemin, l'origine », Jean Starobinski, Conférence n° 5, automne 1997.

(13) Voir Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Sigmund Freud, traduit de l'allemand par Dominique Tassel, éd. Points Essais, 2011.