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samedi 25 mai 2013

BARTHES Roland : « Le degré zéro de l’écriture », 1965, Editions Seuil.



BARTHES Roland : « Le degré zéro de l’écriture », 1965, Editions Seuil.


Les circonstances de la rédaction [modifier]

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Le Degré zéro de l'écriture est le premier livre de Roland Barthes. Auparavant, il a écrit quelques articles, notamment un portant le même titre (1947)1, mais dont il ne reprend presque rien d'autre en 1953.

Contenu de l'ouvrage [modifier]

Vue d'ensemble
L'expression qui donne son titre à l'ouvrage se réfère à une théorie linguistique selon laquelle une opposition signifiante peut être « neutralisée » par un troisième terme appelé « degré zéro ». Barthes utilise métaphoriquement cette théorie : il y voit la possibilité de déjouer les assignations fixées par un code. Il donnera à cet usage d'un terme « neutre », tout au cours de son œuvre, des développements considérables.
La métaphore linguistique éclaire une pratique romanesque dont l'exemple privilégié est L'Étranger d'Albert Camus : « La nouvelle écriture neutre se place au milieu de ces cris et de ces jugements, sans participer à aucun d'eux ; elle est faite précisément de leur absence. » Si Barthes prend position dans la situation idéologique et esthétique de son temps, il affiche aussi une ambition plus large. Son ouvrage vise à réécrire l'histoire de la littérature comme une histoire des « formes de l'écriture ». Il commence par poser deux réalités stables : la « langue », collective et archaïque ; et le « style », individuel et quasi physiologique. L'écrivain ne fait le choix que des marques supplémentaires qu'il leur ajoute, et qui témoignent de son insertion dans l'Histoire et dans la société.
Première partie
Elle est consacrée à l'analyse de divers modes d'écriture. Le mode politique donne lieu à des pages brillantes, souvent polémiques, sur l'écriture révolutionnaire, l'écriture bourgeoise, marxiste ou intellectuelle. Ce sont autant de « mythologies » de la forme écrite, où est dénoncée la fausseté des rapports entre le langage et le monde, dès qu'une médiation s'y agrège de manière parasite.
« L'écriture du roman » est décrite comme la fabrication d'une fausse évidence qui masque l'absence de réalité sous une fabulation crédible. Barthes s'attache à deux conventions du roman : le passé simple et la 3e personne. La poésie, quant à elle, et particulièrement la poésie moderne, échapperait au jeu des masques de l'"écriture". Elle ne serait que langue et style ; à travers elle, « l'homme affronte le monde objectif sans passer par aucune des figures de l'Histoire ou de la sociabilité ».
Seconde partie
Elle développe l'histoire de l'écriture. Barthes montre la naissance d'une mauvaise conscience de l'écrivain, voire d'un tragique de la littérature dans la France du xixe siècle. Flaubert en serait l'exemple privilégié. Après lui, la littérature n'aurait pu choisir qu'entre l'exhibition de son propre masque (« Je suis littérature », proclame le roman naturaliste, tout en prétendant dire le réel) et le sabordage, le silence d'un Rimbaud ou d'un Mallarmé. Dans cette situation, le « degré zéro » apparaît comme une innocence reconquise. Barthes entrevoit chez certains écrivains de son temps l'utopie d'une réconciliation entre la littérature et le monde, au-delà d'une société qui demeure irréconciliée.

Réception et influence [modifier]

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Cet ouvrage a eu une influence dans le milieu universitaire des études littéraires dans les années 1950 à 1970 ; c'est un des fondements de l'influence de Roland Barthes, même si des ouvrages ultérieurs ont eu plus de notoriété.
En 1999, il a été classé parmi les cent livres du siècle par le journal Le Monde (en soixante-troisième place).

Introduction

Hébert ne commençait jamais un numéro du Père Duché-né sans y mettre quelques «foutre » et quelques «• bougre ». Ces grossièretés ne signifiaient rien, mais elles signalaient. Quoi? Toute une situation révolutionnaire. Voilà donc l'exemple d'une écriture dont la fonction n'est plus seulement de communiquer ou d'exprimer, mais d'imposer un au-delà du langage qui est à la fois l'Histoire et le parti qu'on y prend.
Il n'y a pas de langage écrit sans affiche, et ce qui est vrai du Père Duchêne, l'est également de la Littérature. Elle aussi doit signaler quelque chose, différent de son contenu et de sa forme individuelle, et qui est sa propre clôture, ce par quoi précisément elle s'impose comme Littérature. D'où un ensemble de signes donnés sans rapport avec l'idée, la langue ni le style, et destinés à définir dans l'épaisseur de tous les modes d'expression possibles, la solitude d'un langage rituel. Cet ordre sacral des Signes écrits pose la Littérature comme une institution et tend évidemment à l'abstraire de l'Histoire, car aucune clôture ne se fonde sans une idée de pérennité; or c'est là où l'Histoire est refusée qu'elle agit le plus clairement; il est donc possible de tracer une histoire du langage littéraire qui n'est ni l'histoire de la langue, ni celle des styles, mais seulement l'histoire des Signes de la Littérature, et l'on peut escompter que cette histoire formelle manifeste à sa façon, qui n'est pas la moins claire, sa liaison avec l'Histoire profonde.
Il s'agit bien entendu d'une liaison dont la forme peut varier avec l'Histoire elle-même; il n'est pas nécessaire de recourir à un déterminisme direct pour sentir l'Histoire présente dans un destin des écritures : cette sorte de front fonctionnel qui emporte les événements, les situations et les idées le long du temps historique, propose ici moins des effets que les limites d'un choix. L'Histoire est alors devant l'écrivain comme l'avènement d'une option nécessaire entre plusieurs morales du langage; elle l'oblige à signifier la Littérature selon des possibles dont il n'est pas le maître. On verra, par exemple, que l'unité idéologique de la bourgeoisie a produit une écriture unique, et qu'aux temps bourgeois (c'est-à-dire classiques et romantiques), la forme ne pouvait être déchirée puisque la conscience ne l'était pas; et qu'au contraire, dès l'instant où l'écrivain a cessé d'être un témoin de l'universel pour devenir une conscience malheureuse (vers 1850), son premier geste a été de choisir l'engagement de sa forme, soit en assumant, soit en refusant l'écriture de son passé. L'écriture classique a donc éclaté et la Littérature entière, de Flaubert à nos jours, est devenue une problématique du langage.
C'est à ce moment même que la Littérature (le mot est né peu de temps avant) a été consacrée définitivement comme un objet. L'art classique ne pouvait se sentir comme un langage, il était langage, c'est-à-dire transparence, circulation sans dépôt, concours idéal d'un Esprit universel et d'un signe décoratif sans épaisseur et sans responsabilité; la clôture de ce langage était sociale et non de nature. On sait que vers la fin du xvm' siècle, cette transparence vient à se troubler; la forme littéraire développe un pouvoir second, indépendant de son économie et de son euphémie; elle fascine, elle dépayse, elle enchante, elle a un poids; on ne sent plus la Littérature comme un mode de circulation socialement privilégié, mais comme un langage consistant, profond, plein de secrets, donné à la fois comme rêve et comme menace.
Ceci est de conséquence : la forme littéraire peut désormais provoquer les sentiments existentiels qui sont attachés [8] au creux de tout objet : sens de l'insolite, familiarité, dégoût, complaisance, usage, meurtre. Depuis cent ans, toute écriture est ainsi un exercice d'apprivoisement ou de répulsion en face de cette Forme-Objet que l'écrivain rencontre fatalement sur son chemin, qu'il lui faut regarder, affronter, assumer, et qu'il ne peut jamais détruire sans se détruire lui-même comme écrivain. La Forme se suspend devant le regard comme un objet; quoi qu'on fasse, elle est un scandale : splendide, elle apparaît démodée; anarchique, elle est asociale; particulière par rapport au temps ou aux hommes, de n'importe quelle manière elle est solitude.
Tout le xix siècle a vu progresser ce phénomène dramatique de concrétion. Chez Chateaubriand, ce n'est encore qu'un faible dépôt, le poids léger d'une euphorie du langage, une sorte de narcissisme où l'écriture se sépare à peine de sa fonction instrumentale et ne fait que se regarder elle-même. Flaubert - pour ne marquer ici que les moments typiques de ce procès - a constitué définitivement la Littérature en objet, par l'avènement d'une valeur-travail : la forme est devenue le terme d'une «fabrication », comme une poterie ou un joyau (il faut lire que la fabrication en fut «signifiée», c'est-à-dire pour la première fois livrée comme spectacle et imposée). Mallarmé, enfin, a couronné cette construction de la Littérature-Objet, par l'acte ultime de toutes les objectivations, le meurtre : on sait que tout l'effort de Mallarmé a porté sur une destruction du langage, dont la Littérature ne serait en quelque sorte que le cadavre. y Partie d'un néant où la pensée semblait s'enlever heureusement sur le décor des mots, l'écriture a ainsi traversé tous les états d'une solidification progressive : d'abord objet d'un regard, puis d'un faire, et enfin d'un meurtre, elle atteint aujourd'hui un dernier avatar, l'absence: dans ces écritures neutres, appelées ici « le degré zéro de l'écriture », on peut facilement discerner le mouvement même d'une négation, et l'impuissance à l'accomplir dans une durée, comme si la Littérature, tendant depuis un siècle à transmuer sa surface dans une forme sans hérédité, ne trouvait [9] plus de pureté que dans l'absence de tout signe, proposant enfin l'accomplissement de ce rêve orphéen : un écrivain sans Littérature. L'écriture blanche, celle de Camus, celle de Blanchot ou de Cayrol par exemple, ou l'écriture parlée de Queneau, c'est le dernier épisode d'une Passion de l'écriture, qui suit pas à pas le déchirement de la conscience bourgeoise.
Ce qu'on veut ici, c'est esquisser cette liaison; c'est affirmer l'existence d'une réalité formelle indépendante de la langue et du style; c'est essayer de montrer que cette troisième dimension de la Forme attache elle aussi, non sans un tragique supplémentaire, l'écrivain à sa société; c'est enfin faire sentir qu'il n'y a pas de Littérature sans une Morale du langage. Les limites matérielles de cet essai (dont quelques pages ont paru dans Combat en 1947 et en 1950) indiquent assez qu'il ne s'agit que d'une introduction à ce que pourrait être une Histoire de l'Écriture. [10]
  

Qu'est-ce que l'écriture?

On sait que la langue est un corps de prescriptions et d'habitudes, commun à tous les écrivains d'une époque. Cela veut dire que la langue est comme une Nature qui passe entièrement à travers la parole de l'écrivain, sans pourtant lui donner aucune forme, sans même la nourrir : elle est comme un cercle abstrait de vérités, hors duquel seulement commence à se déposer la densité d'un verbe solitaire. Elle enferme toute la création littéraire à peu prés comme le ciel, le sol et leur jonction dessinent pour l'homme un habitat familier. Elle est bien moins une provision de matériaux qu'un horizon, c'est-à-dire à la fois une limite et une station, en un mot l'étendue rassurante d'une économie. L'écrivain n'y puise rien, à la lettre : la langue est plutôt pour lui comme une ligne dont la transgression désignera peut-être une surnature du langage : elle est l'aire d'une action, la définition et l'attente d'un possible. Elle n'est pas le lieu d'un engagement social, mais seulement un réflexe sans choix, la propriété indivise des hommes et non pas des écrivains; elle reste en dehors du rituel des Lettres; c'est un objet social par définition, non par élection. Nul ne peut, sans apprêts, insérer sa liberté d'écrivain dans .l'opacité de la langue, parce qu'à travers elle c'est l'Histoire entière qui se tient, complète et unie à la manière d'une Nature. Aussi, pour l'écrivain, la langue n'est-elle qu'un horizon humain qui installe au loin une certaine familiarité, toute négative d'ailleurs : dire que Camus et Queneau parlent la même langue, ce n'est que présumer, par une opération différentielle, toutes les
langues, archaïques ou futuristes, qu'ils ne parlent pas : suspendue entre des formes abolies et des formes inconnues, la langue de l'écrivain est bien moins un fonds qu'une limite extrême; elle est le lieu géométrique de tout ce qu'il ne pourrait pas dire sans perdre, tel Orphée se retournant, la stable signification de sa démarche et le geste essentiel de sa sociabilité.
La langue est donc en deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà : des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. Ainsi sous le nom de style,. se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l'auteur, dans cette hypophysique de la parole, où se forme le premier couple des mots et des choses, où s'installent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence. Quel que soit son raffinement, le style a toujours quelque chose de brut : il est une forme sans destination, il est le produit d'une poussée, non d'une intention, il est comme une dimension verticale et solitaire de la pensée. Ses références sont au niveau d'une biologie ou d'un passé, non d'une Histoire : il est la « chose » de l'écrivain, sa splendeur et sa prison, il est sa solitude. Indifférent et transparent à la société, démarche close de la personne, il n'est nullement le produit d'un choix, d'une réflexion sur la Littérature. Il est la part privée du rituel, il s'élève à partir des profondeurs mythiques de l'écrivain, et s'éploie hors de sa responsabilité. Il est la voix décorative d'une chair inconnue et secrète; il fonctionne à la façon d'une Nécessité, comme si, dans cette espèce de poussée florale, le style n'était que le terme d'une métamorphose aveugle et obstinée, partie d'un infra-langage qui s'élabore à la limite de la chair et du monde. Le style est proprement un phénomène d'ordre germinatif, il est la transmutation d'une Humeur. Aussi les allusions du style sont-elles réparties en profondeur; la parole a une structure horizontale, ses secrets sont sur la même ligne que ses mots et ce [12] qu'elle cache est dénoué par la durée même de son continu; dans la parole tout est offert, destiné à une usure immédiate, et le verbe, le silence et leur mouvement sont précipités vers un sens aboli : c'est un transfert sans sillage et sans retard. Le style, au contraire, n'a qu'une dimension verticale, il plonge dans le souvenir clos de la personne, il compose son opacité à partir d'une certaine expérience de la matière; le style n'est jamais que métaphore, c'est-à-dire équation entre l'intention littéraire et la structure charnelle de l'auteur (il faut se souvenir que la structure est le dépôt d'une durée). Aussi le style est-il toujours un secret; mais le versant silencieux de sa référence ne tient pas à la nature mobile et sans cesse sursitaire du langage; son secret est un souvenir enfermé dans le corps de l'écrivain; la vertu allusive du style n'est pas un phénomène de vitesse, comme dans la parole, où ce qui n'est pas dit reste tout de même un intérim du langage, mais un phénomène de densité, car ce qui se tient droit et profond sous le style, rassemblé durement ou tendrement dans ses figures, ce sont les fragments d'une réalité absolument étrangère au langage. Le miracle de cette transmutation fait du style une sorte d'opération supra-littéraire, qui emporte l'homme au seuil de la puissance et de la magie. Par son origine biologique, le style se situe hors de l'art, c'est-à-dire hors du pacte qui lie l'écrivain à la société. On peut donc imaginer des auteurs qui préfèrent la sécurité de l'art à la solitude du style. Le type même de l'écrivain sans style, c'est Gide, dont la manière artisanale exploite le plaisir moderne d'un certain éthos classique, tout comme Saint-Saëns a refait du Bach ou Poulenc du Schubert. A l'opposé, la poésie moderne - celle d'un Hugo, d'un Rimbaud ou d'un Char - est saturée de style et n'est art que par référence à une intention de Poésie. C'est l'Autorité du style, c'est-à-dire le lien absolument libre du langage et de son double de chair, qui impose l'écrivain comme une Fraîcheur au-dessus de l'Histoire. [13]
L'horizon de la langue et la verticalité du style dessinent donc pour l'écrivain une nature, car il ne choisit ni l'une ni l'autre. La langue fonctionne comme une négativité, la limite initiale du possible, le style est une Nécessité qui noue l'humeur de l'écrivain à son langage. Là, il trouve la familiarité de l'Histoire, ici, celle de son propre passé. Il s'agit bien dans les deux cas d'une nature, c'est-à-dire d'un gestuaire familier, où l'énergie est seulement d'ordre opératoire, s'employant ici à dénombrer, là à trans--former, mais jamais à juger ni à signifier un choix.
Or toute Forme est aussi Valeur; c'est pourquoi entre la langue et le style, il y a place pour une autre réalité formelle : l'écriture. Dans n'importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d'un ton, d'un éthos, si l'on veut, et c'est ici précisément que l'écrivain s'individualise clairement parce que c'est ici qu'il s'engage. Langue et style sont des données antécédentes à toute problématique du langage, langue et style sont le produit naturel du Temps et de la personne biologique; mais l'identité formelle de l'écrivain ne s'établit véritablement qu'en dehors de l'installation des normes de la grammaire et des constantes du style, là où le continu écrit, rassemblé et enfermé d'abord dans une nature linguistique parfaitement innocente, va devenir enfin un signe total, le choix d'un comportement humain, l'affirmation d'un certain Bien, engageant ainsi l'écrivain dans l'évidence et la communication d'un bonheur ou d'un malaise, et liant la forme à la fois normale et singulière de sa parole à la vaste Histoire d'autrui. Langue et style sont des forces aveugles; l'écriture est un acte de solidarité historique. Langue et style sont des objets; l'écriture est une fonction : elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l'Histoire. Par exemple, Mérimée et Fénelon sont séparés [14] par des phénomènes de langue et par des accidents de style; et pourtant ils pratiquent un langage chargé d'une même intentionalité, ils se réfèrent à une même idée de la forme et du fond, ils acceptent un même ordre de conventions, ils sont le lieu des mêmes réflexes techniques, ils emploient avec les mêmes gestes, à un siècle et demi de distance, un instrument identique, sans doute un peu modifié dans son aspect, nullement dans sa situation ni dans son usage : en bref, ils ont la même écriture. Au contraire, presque contemporains, Mérimée et Lautréamont, Mallarmé et Céline, Gide et Queneau, Claudel et Camus, qui ont parlé ou parlent le même état historique de notre langue, usent d'écritures profondément différentes; tout les sépare, le ton, le débit, la fin, la morale, le naturel de leur parole, en sorte que la communauté d'époque et de langue est bien peu de chose au prix d'écritures si opposées et si bien définies par leur opposition même.
Ces écritures sont en effet différentes mais comparables, parce qu'elles sont produites par un mouvement identique, qui est la réflexion de l'écrivain sur l'usage social de sa forme et le choix qu'il en assume. Placée au cœur de la problématique littéraire, qui ne commence qu'avec elle, l'écriture est donc essentiellement la morale de la forme, c'est le choix de l'aire sociale au sein de laquelle l'écrivain décide de situer la Nature de son langage. Mais cette aire sociale n'est nullement celle d'une consommation effective. Il ne s'agit pas pour l'écrivain de choisir le groupe social pour lequel il écrit : il sait bien que, sauf à escompter une Révolution, ce ne peut être jamais que pour la même société. Son choix est un choix de conscience, non d'efficacité. Son écriture est une façon de penser la Littérature, non de retendre. Ou mieux encore : c'est parce que l'écrivain ne peut rien modifier aux données objectives de la consommation littéraire (ces données purement historiques lui échappent, même s'il en est conscient), qu'il transporte volontairement l'exigence d'un langage libre aux sources de ce langage et non au terme de sa consommation. [15]
Aussi l'écriture est-elle une réalité ambiguë : d'une part, elle naît incontestablement d'une confrontation de l'écrivain et de sa société; d'autre part, de cette finalité sociale, elle renvoie l'écrivain, par une sorte de transfert tragique, aux sources instrumentales de sa création. Faute de pouvoir lui fournir un langage librement consommé, l'Histoire lui propose l'exigence d'un langage librement produit.
Ainsi le choix, puis la responsabilité d'une écriture désignent une Liberté, mais cette Liberté n'a pas les mêmes limites selon les différents moments de l'Histoire. Il n'est pas donné à l'écrivain de choisir son écriture dans une sorte d'arsenal intemporel des formes littéraires. C'est sous la pression de l'Histoire et de la Tradition que s'établissent les écritures possibles d'un écrivain donné : il y a une Histoire de l'Ecriture; mais cette Histoire est double : au moment même où l'Histoire générale propose - ou impose - une nouvelle problématique du langage littéraire, l'écriture reste encore pleine du souvenir de ses usages antérieurs, car le langage n'est jamais innocent : les mots ont une mémoire seconde qui se prolonge mystérieusement au milieu des significations nouvelles. L'écriture est précisément ce compromis entre une liberté et un souvenir, elle est cette liberté souvenante qui n'est liberté que dans le geste du choix, mais déjà plus dans sa durée. Je puis sans doute aujourd'hui me choisir telle ou telle écriture, et dans ce geste affirmer ma liberté, prétendre à une fraîcheur ou à une tradition; je ne puis déjà plus la développer dans une durée sans devenir peu à peu prisonnier des mots d'autrui et même de mes propres mots. Une rémanence obstinée, venue de toutes les écritures précédentes et du passé même de ma propre écriture, couvre la voix présente de mes mots. Toute trace écrite se précipite comme un élément chimique d'abord transparent, innocent et neutre, dans lequel la simple durée fait peu à peu apparaître tout un passé en suspension, toute une cryptographie de plus en plus dense.
Comme Liberté, l'écriture n'est donc qu'un moment. Mais [16] ce moment est l'un des plus explicites de l'Histoire, puisque l'Histoire, c'est toujours et avant tout un choix et les limites de ce choix. C'est parce que l'écriture dérive d'un geste significatif de l'écrivain, qu'elle affleure l'Histoire, bien plus sensiblement que telle autre coupe de la littérature. L'unité de l'écriture classique, homogène pendant des siècles, la pluralité des écritures modernes, multipliées depuis cent ans jusqu'à la limite même du fait littéraire, cette espèce d'éclatement de l'écriture française correspond bien à une grande crise de l'Histoire totale, visible d'une manière beaucoup plus confuse dans l'Histoire littéraire proprement dite. Ce qui sépare la « pensée » d'un Balzac et celle d'un Flaubert, c'est une variation d'école; ce qui oppose leurs écritures, c'est une rupture essentielle, au moment ^même où deux structures économiques font charnière, entraînant dans teur articulation des changements décisifs de mentalité et de conscience. [17]

Écriture et révolution

L'artisanat du style a produit une sous-écriture, dérivée de Flaubert, mais adaptée aux desseins de l'école naturaliste Cette écriture de Maupassant, de Zola et de Daudet, qu'on pourrait appeler l'écriture réaliste, est un combinat des signes formels de la Littérature (passé simple, style indirect, rythme écrit) et des signes non moins formels du réalisme (pièces rapportées du langage populaire, mots forts, dialectaux, etc.), en sorte qu'aucune écriture n'est plus artificielle que celle qui a prétendu dépeindre au plus près la Nature. Sans doute l'échec n'est-il pas seulement au niveau de la forme mais aussi de la théorie : il y a dans l'esthétique naturaliste une convention du réel comme il y a une fabrication de l'écriture. Le paradoxe, c'est que l'humiliation des sujets n'a pas du tout entraîné un retrait de la forme. L'écriture neutre est un fait tardif, elle ne sera inventée que bien après le réalisme, par des auteurs comme Camus, moins sous l'effet d'une esthétique du refuge que par la recherche d'une écriture enfin innocente. L'écriture réaliste est loin d'être neutre, elle est au contraire chargée des signes les plus spectaculaires de la fabrication.
Ainsi, en se dégradant, en abandonnant l'exigence d'une Nature verbale franchement étrangère au réel, sans cependant prétendre retrouver le langage de la Nature sociale - comme le fera Queneau - l'école naturaliste a produit paradoxalement un art mécanique qui a signifié la convention littéraire avec une ostentation inconnue jusqu'alors. L'écriture flaubertienne élaborait peu à peu un enchantement, il est encore possible de se perdre dans une lecture de Flaubert comme dans une nature pleine de voix secondes où les signes persuadent bien plus qu'ils n'expriment; l'écriture réaliste, elle, ne peut jamais convaincre; elle est condamnée à seulement dépeindre, en vertu de ce dogme dualiste qui veut qu'il n'y ait jamais qu'une seule forme optimale pour « exprimer » une réalité inerte comme un objet, sur laquelle l'écrivain n'aurait de pouvoir que par son art d'accommoder les signes.
Ces auteurs sans style Maupassant, Zola, Daudet et leurs épigones - ont pratiqué une écriture qui fut pour eux le refuge et l'exposition des opérations artisanales qu'ils croyaient avoir chassées d'une esthétique purement passive. On connaît les déclarations de Maupassant sur le travail de la forme, et tous les procédés naïfs de l'École, grâce auxquels la phrase naturelle est transformée en une phrase artificielle destinée à témoigner de sa finalité purement littéraire, c'est-à-dire, ici, du travail qu'elle a coûté. On sait que dans la stylistique de Maupassant, l'intention d'art est réservée à la syntaxe, le lexique doit rester en deçà de la Littérature. Bien écrire - désormais seul signe du fait littéraire - c'est naïvement changer un complément de place, c'est mettre un mot « en valeur », en croyant obtenir par là un rythme «expressif». Or l'expressivité est un mythe : elle n'est que la convention de l'expressivité.
Cette écriture conventionnelle a toujours été un lieu de prédilection pour la critique scolaire qui mesure le prix d'un texte à l'évidence du travail qu'il a coûté. Or rien n'est plus spectaculaire que d'essayer des combinaisons de compléments, comme un ouvrier qui met en place une pièce délicate. Ce que l'école admire dans l'écriture d'un Maupassant ou d'un Daudet, c'est un signe littéraire enfin détaché de son contenu, posant sans ambiguïté la Littérature comme une catégorie sans aucun rapport avec d'autres langages, et instituant par là une intelligibilité [50] idéale des choses. Entre un prolétariat exclu de toute culture et une intelligentsia qui a déjà commencé à mettre en question la Littérature elle-même, la clientèle moyenne des écoles primaires et secondaires, c'est-à-dire en gros la petite bourgeoisie, va donc trouver dans l'écriture artisti-co-réaliste - dont seront faits une bonne part des romans commerciaux - l'image privilégiée d'une Littérature qui a tous les signes éclatants et intelligibles de son identité. Ici, la fonction de l'écrivain n'est pas tant de créer une œuvre, que de fournir une Littérature qui se voit de loin.
Cette écriture petite-bourgeoise a été reprise par les écrivains communistes, parce que, pour le moment, les normes artistiques du prolétariat ne peuvent être différentes de celles de la petite-bourgeoisie (fait d'ailleurs conforme à la doctrine), et parce que le dogme même du réalisme socialiste oblige fatalement à une écriture conventionnelle, chargée de signaler bien visiblement un contenu impuissant à s'imposer sans une forme qui l'identifie. On comprend donc le paradoxe selon lequel l'écriture communiste multiplie les signes les plus gros de la Littérature, et bien loin de rompre avec une forme, somme toute typiquement bourgeoise - du moins dans le passé -, continue d'assumer Sans réserve les soucis formels de l'art d'écrire petit-bourgeois (d'ailleurs accrédité auprès du public communiste par les rédactions de l'école primaire).
Le réalisme socialiste français a donc repris l'écriture du réalisme bourgeois, en mécanisant sans retenue tous les signes intentionnels de l'art. Voici par exemple quelques lignes d'un roman de Garaudy : « ...Le buste penché, lancé à corps perdu sur le clavier de la linotype... la joie chantait dans ses muscles, ses doigts dansaient, légers et puissants..: la vapeur empoisonnée d'antimoine... faisait battre ses tempes et cogner ses artères, rendant plus ardentes sa force, sa colère et son exaltation. » On voit qu'ici rien n'est [51] donné sans métaphore, car il faut signaler lourdement au lecteur que « c'est bien écrit » (c'est-à-dire que ce qu'il consomme est de la Littérature). Ces métaphores, qui saisissent le moindre verbe, ne sont pas du tout l'intention d'une humeur qui chercherait à transmettre la singularité d'une sensation, mais seulement une marque littéraire qui situe un langage, tout comme une étiquette renseigne sur un prix.
« Taper à la machine », « battre » (en parlant du sang) ou « être heureux pour la première fois », c'est du langage réel, ce n'est pas du langage réaliste; pour qu'il y ait Littérature, il faut écrite : « pianoter » la linotype, « les artères cognaient » ou « il étreignait la première minute heureuse de sa vie ». L'écriture réaliste ne peut donc déboucher que sur une Préciosité. Garaudy écrit : « Après chaque ligne, le bras grêle de la linotype enlevait sa pincée de matrices dansantes » ou encore : « Chaque caresse de ses doigts éveille et fait frissonner le carillon joyeux des matrices de cuivre qui tombent dans les glissières en une pluie de notes aiguës. » Ce jeune jargon, c'est celui de Cathos et de Magdelon.
Évidemment, il faut faire la part de la médiocrité; dans le cas de Garaudy, elle est immense. Chez André Stil, on trouvera des procédés beaucoup plus discrets, qui n'échappent cependant pas aux règles de l'écriture artistico-réaliste. Ici la métaphore ne se prétend pas plus qu'un cliché à peu prés complètement intégré dans le langage réel, et signalant la Littérature sans grands frais : « clair comme de l'eau de roche », « mains parcheminées par le froid », etc.; la préciosité est refoulée du lexique dans la syntaxe, et c'est le découpage artificiel des compléments, comme chez Maupassant, qui impose la Littérature (« d'une main, elle soulève les genoux, pliée en deux »). Ce langage saturé de convention ne donne le réel qu'entre guillemets : on emploie des mots populistes, des tours négligés au milieu d'une syntaxe purement littéraire : « C'est vrai, il chahute drôlement, le vent », ou encore mieux : « En plein [52] vent, bérets et casquettes secoués au-dessus des yeux, ils se regardent avec pas mal de curiosité » (le familier « pas mal de » succède à un participe absolu, figure totalement inconnue du langage parlé). Bien entendu, il faut réserver le cas d'Aragon, dont l'hérédité littéraire est toute différente, et qui a préféré teinter l'écriture réaliste d'une légère couleur dix-huitiémiste, en mélangeant un peu Laclos à Zola.
Peut-être y a-t-il dans cette sage écriture des révolutionnaires, le -sentiment d'une impuissance à créer dès maintenant une écriture. Peut-être y a-t-il aussi que seuls des écrivains bourgeois peuvent sentir la compromission de l'écriture bourgeoise : l'éclatement du langage littéraire a été un fait de conscience non un fait de révolution. Il y a sûrement que l'idéologie stalinienne impose la terreur de toute problématique, même et surtout révolutionnaire : l'écriture bourgeoise est jugée somme toute moins dangereuse que son propre procès. Aussi les écrivains communistes sont-ils les seuls à soutenir imperturbablement une écriture bourgeoise que les écrivains bourgeois, eux, ont condamnée depuis longtemps, du jour même où ils l'ont sentie compromise dans les impostures de leur propre idéologie, c'est-à-dire du jour même où le marxisme s'est trouvé justifié. [53]

L'utopie du langage

La multiplication des écritures est un fait moderne qui oblige l'écrivain à un choix, fait de la forme une conduite et provoque une éthique de l'écriture. A toutes les dimensions qui dessinaient la création littéraire, s'ajoute désormais une nouvelle profondeur, la forme constituant à elle seule une sorte de mécanisme parasitaire de la fonction intellectuelle. L'écriture moderne est un véritable organisme indépendant qui croît autour de l'acte littéraire, le décore d'une valeur étrangère à son intention, l'engage continuellement dans un double mode d'existence, et superpose au contenu des mots, des signes opaques qui portent en eux une histoire, une compromission ou une rédemption secondes, de sorte qu'à la situation de la pensée, se mêle un destin supplémentaire, souvent divergent, toujours encombrant, de la forme.
Or cette fatalité du signe littéraire, qui fait qu'un écrivain ne peut tracer un mot sans prendre la pose particulière d'un langage démodé, anarchique ou imité, de toute manière conventionnel et inhumain, fonctionne précisément au moment où la Littérature, abolissant de plus en plus sa condition de mythe bourgeois, est requise, par les travaux ou les témoignages d'un humanisme qui a enfin intégré l'Histoire dans son image de l'homme. Aussi les anciennes catégories littéraires, vidées dans les meilleurs cas de leur contenu traditionnel, qui était l'expression d'une essence intemporelle de l'homme, ne tiennent plus finalement que par une forme spécifique, un ordre lexical ou syntaxique, un langage pour tout dire : c'est l'écriture qui absorbe
désormais toute l'identité littéraire d'un ouvrage. Un roman de Sartre n'est roman que par fidélité à un certain ton récité, d'ailleurs intermittent, dont les normes ont été établies au cours de toute une géologie antérieure du roman; en fait, c'est l'écriture du récitatif, et non son contenu, qui fait réintégrer au roman sartrien la catégorie des Belles-Lettres. Bien plus, lorsque Sartre essaye de briser la durée romanesque, et dédouble son récit pour exprimer l'ubiquité du réel (dans le Sursis), c'est l'écriture narrée qui recompose au-dessus de la simultanéité des événements, un Temps unique et homogène, celui du Narrateur, dont la voix particulière, définie par des accidents bien reconnaissa-bles, encombre le dévoilement de l'Histoire d'une unité parasite, et donne au roman l'ambiguïté d'un témoignage qui est peut-être faux.
On voit par là qu'un chef-d'œuvre moderne est impossible, l'écrivain étant placé par son écriture dans une contradiction sans issue : ou bien l'objet de l'ouvrage est naïvement accordé aux conventions de la forme, la littérature reste sourde à notre Histoire présente, et le mythe littéraire n'est pas dépassé; ou bien l'écrivain reconnaît la vaste fraîcheur du monde présent, mais pour en rendre compte, il ne dispose que d'une langue splendide et morte; devant sa page blanche, au moment de choisir les mots qui doivent franchement signaler sa place dans l'Histoire et témoigner qu'il en assume les données, il observe une disparité tragique entre ce qu'il fait et ce quMl voit; sous ses yeux, le monde civil forme maintenant une véritable Nature, et cette Nature parle, elle élabore des langages vivants dont l'écrivain est exclu : au contraire, entre ses doigts, l'Histoire place un instrument décoratif et compromettant, une écriture qu'il a héritée d'une Histoire antérieure et différente, dont il n'est pas responsable, et qui est pourtant la seule dont il puisse user. Ainsi naît un tragique [63] de l'écriture, puisque l'écrivain conscient doit désormais se débattre contre les signes ancestraux et tout-puissants qui, du fond d'un passé étranger, lui imposent la Littérature comme un rituel, et non comme une réconciliation.
Ainsi, sauf à renoncer à la Littérature, la solution de cette problématique de l'écriture ne dépend pas des écrivains. Chaque écrivain qui naît ouvre en lui le procès de la Littérature; mais s'il la condamne, il lui accorde toujours un sursis que la Littérature emploie à le reconquérir; il a beau créer un langage libre, on le lui renvoie fabriqué, car le luxe n'est jamais innocent : et c'est de ce langage rassis et clos par l'immense poussée de tous les hommes qui ne le parlent pas, qu'il lui faut continuer d'user. Il y a donc une impasse de l'écriture, et c'est l'impasse de la société même : les écrivains d'aujourd'hui le sentent : pour eux, la recherche d'un non-style, ou d'un style oral, d'un degré zéro ou d'un degré parlé de l'écriture, c'est en somme l'anticipation d'un état absolument homogène de la société; la plupart comprennent qu'il ne peut y avoir de langage universel en dehors d'une universalité concrète, et non plus mystique ou nominale, du monde civil.
Il y a donc dans toute écriture présente une double postulation : il y a le mouvement d'une rupture et celui d'un avènement, il y a le dessin même de toute situation révolutionnaire, dont l'ambiguïté fondamentale est qu'il faut bien que la Révolution puise dans ce qu'elle veut détruire l'image même de ce qu'elle veut posséder. Comme l'art moderne dans son entier, l'écriture littéraire porte à la fois l'aliénation de l'Histoire et le rêve de l'Histoire : comme Nécessité, elle atteste le déchirement des langages, inséparable du déchirement des classes : comme Liberté, elle est la conscience de ce déchirement et l'effort même qui veut le dépasser. Se sentant sans cesse coupable de sa propre solitude, elle n'en est pas moins une imagination avide d'un bonheur des mots, elle se hâte vers un langage rêvé dont la fraîcheur, par une sorte d'anticipation idéale, figurerait [64] la perfection d'un nouveau monde adamique où le langage ne serait plus aliéné. La multiplication des écritures institue une Littérature nouvelle dare la mesure où celle-ci n'invente son langage que pour être un projet : la Littérature devient l'Utopie du langage. [65]








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